Mikel Dufrenne et l' Esthétique

Publié le par memoire-et-societe

Mikel Dufrenne a été mon professeur au lycée Decour à Paris. Il avait 35 ans et sortait d' un camp de prisonniers de guerre où il avait moisi cinq ans en compagnie de son ami Paul Ricoeur. Dufrenne n' avait rien du prof' habituel: c' était une sorte de précepteur qui avait toujours du temps pour chacun. Aussi, à la fin des cours son bureau était-il assiégé par une horde d' ados qui n' arrivaient pas à abandonner ce souriant conseiller de notre activité culturelle extrascolaire. Je lui dois d' avoir pu lire très tôt " Les Cahiers de la Quinzaine", "Le Cimetière marin", Jaspers, Kafka, Merleau- Ponty, découvert le "Champ de blé aux corbeaux", l' ultime tableau de Van Gogh, entendu Olivier Messiaen à l' église de la Trinité, et fréquenté la Cinémathèque alors nichée rue d' Ulm.

Je songe à lui en ces temps de rentrée en souhaitant à des potaches d' aujourd ' hui d' avoir, comme je l' ai eu, un Mikel Dufrenne à portée de l' esprit. Puis la vie m' a séparé de ce maître que j' ai eu par la suite l' occasion de revoir de trop rares fois à la Sorbonne où il a mené une carrière brillantissime. Mais son empreinte intellectuelle ne m' a jamais quitté.

Il est mort en 1995, à 85 ans, mais à sa retraite ses pairs lui ont rendu hommage selon la tradition universitaire en lui offrant des "Mélanges" intitulés " Vers une Esthétique sans entraves" où se cotoyaient notamment les contributions de Revault d' Allonnes, Passeron, J-F Lyotard et Roland Barthes.

Dufrenne a en effet laissé une oeuvre qui, de 1947 à 1994, a fait de lui le philosophe majeur de l' Esthétique. Sa thèse de doctorat sur la "Phénoménologie de l' expérience esthétique" (1953) l' a hissé d' emblée à un rang international, aux Etats-Unis, au Japon, en Australie, au Canada où il a enseigné, est traduit et continue d' être étudié. Sur le fond, sa pensée s' est mobilisée sur la nature de l' oeuvre d' art et le discours qu' elle suscite. La phénoménologie, le romantisme, le marxisme, l' expressionnisme, l' existentialisme, la linguistique, la sociologie, la psychanalyse, tous ont été appelés à la rescousse. Kant, Husserl, Schelling, Jaspers, Lukacs, Adorno, cités comme témoins. A partir de cette base encyclopédique,et pour résumer, Dufrenne a promené autour de lui un regard original et interrogateur : comment l' art, s' est-il demandé, s' enracine-t-il dans la société, non seulement dans des musées mais aussi dans la rue, les mouvements collectifs, les paysages, bref dans "la chair du monde"? Tel a été en tout cas le questionnement central auquel il s' est efforcé de répondre dans une quinzaine de livres, dont " La Notion d' a priori " (PUF 1953) et " Art et politique " (U.G.E 1974) constituent les références reconnues. En établissant une sorte de porosité, sinon de partenariat, entre créateur, chose créée et spectateur, l' oeuvre acquiert, juge-t-il, une vraie autonomie et la perception esthétique une dimension plurielle. Au bout de ce cheminement, la pensée de Mikel Dufrenne installe toute philosophie de la Nature comme puissance essentielle du sensible.

Ces idées étaient déjà présentes dans la pédagogie de l' anonyme professeur de lycée. Elles se sont affirmées et précisées au fil des ans. Je me félicite encore d' avoir été en quelque sorte l' un de leurs premiers destinataires. Elles m' ont aidé à mieux comprendre la Beauté.

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