Récupérations

Publié le par memoire-et-societe

   L'un des phénomènes marquants des sociétés présentes est l' aisance avec laquelle elles adorent (ou célèbrent) ce qu' elles ont brûlé, autrement dit "récupèrent" ceux qu' elles ont préalablement maudits.
   Ainsi de certains auteurs, ignorés ou rejetés de leur vivant, encensés une fois morts ou devenus inoffensifs. Vers mes 18 ans, je suis allé, seul et de mon propre chef, à Charleville-Mézières afin de "voir" la tombe de Rimbaud."Une saison en enfer" et "Le champ de blé aux corbeaux" de Van Gogh,découverts dans l' année, avaient été des commotions.J' entendais faire d' une pierre deux coups: visiter la ville natale du poète,puis gagner le Borinage voisin où le peintre avait prêché dans les mines.

   A Charleville, bourgade qui avait connu la notoriété comme cité ducale et comme victime des deux guerres mondiales, j' avais cherché. Rien n' évoquait ostensiblement l'auteur du " Bateau ivre", toujours estimé sulfureux par l' Education nationale et les associations de parents d' élèves.
   J' ai fini par aboutir, à gauche de l' allée centrale d' un modeste cimetière,devant une pierre vrticale blanchâtre, pas très bien entretenue, portant une inscription: J.Arthur Rimbaud 37 ans 10 novembre 1891 Priez pour lui. Une touffe de fleurs artificielles, rien à l' entour qu' un courant de vent glaçé. J' ai été saisi par la nudité, la quasi pauvreté du lieu.Mon poète était un inconnu chez lui.

   On a rattrapé le temps perdu.Depuis,un tsunami de célèbrations (inaugurations,colloques,biographies,essais, thèses,émissions,etc) est venu submerger Charleville: un musée, un quai sur la Meuse, une maison natale, un collège, des statues, des stèles, des sculptures, tout est là pour glorifier le rebelle en haillons que les familles convenables lorgnaient en son temps avec méfiance. La somnolente préfecture des Ardennes a su " rendre justice" à " l' homme aux semelles de vent".

   Nicolas Sarkozy,lui, c' est Aimé Césaire, mort en 2008, qu' il entendait rajouter à son tableau de chasse.Il projetait même de transférer sa dépouille au Panthéon.Cette façon à peine électoraliste de s' assimiler l' octogénaire député-maire de Fort - de - France et de se concilier à l' avenir la masse des citoyens d' outre-mer est bien dans le style de l' ancien chef d' Etat.Depuis 1945, l' auteur de "Discours sur le colonialisme", parlementaire communiste dissident,leader indépendantiste de la Martinique, paria de la classe politique et écrivain, poète, dramaturge de première importance, avait été écarté de toute reconnaissance officielle,avant de crouler soudain et in extremis sous les honneurs. On frémit à l' idée que le Pouvoir aurait pu louper un génie littéraire.Césaire n' est pas (encore?) au Panthéon. Mais la Patrie l' a réintégré au bercail.

   La récupération la plus problèmatique est celle de Louis-Ferdinand Céline.L' écrivain ne peut être zappé:il est internationalement considéré comme " l'un des romanciers majeurs du XXème siècle"(cf. l'Américain Boukovski),est publié dans la prestigieuse collection de la Pleïade, et a influencé toute une génération d' écrivains.Il déborde, on le lit,on le cite,on l' adapte,on le joue,des revues,une "société d études",un bulletin mensuel lui sont consacrés.L' enfermer dans son maladif antisémitisme n' est pas possible.Autant réduire Aragon au Goulag ,ou Giono à Vichy.

   La remarque a été faite cent fois: admirer une oeuvre n' est pas exonérer son auteur.Pour autant, Céline est-il même à "récuperer" puisque ses livres ne sont jamais redescendus de la scène littéraire?

 

 

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R
Si la récupération n'avait pas de prétexte électoraliste, elle serait plus acceptable, heureusement pour la morale c'est bien souvent le cas dans de nombreux domaines artistiques en peinture,par<br /> exemple, où la notoriété de son vivant s'étiole bien vite à son décès.
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