Billettistes

Publié le par memoire-et-societe

Le "billet" est un genre journalistico-littéraire à part. Il désigne un texte court, elliptique, généralement empreint de sarcasmes anticonformistes. Y réussir n' est pas donné, et les grands " billettistes" ne courent pas les rues. Georges de La Fouchardière, anarchiste passé par "Le Canard enchaîné", en a été l' exemple-type avant la seconde guerre mondiale, dans les colonnes du quotidien (alors de gauche) " L' Oeuvre".

Il y a longtemps, à l' Age préarthrosique, un petit groupe dont j' étais s' est plu à fourbir sa plume avec des "billets" que chacun préparait pour le dominical "déjeuner-mansarde" organisé par et chez Pierre Cabane, futur éminent critique d' art, dans la chambre dite de bonne qu' il occupait place Beauvau. Il y avait là Jean-Claude Colin-Simard, historien débutant mais déjà doté d' un carnet d' adresses imposant, Yves de Saint-Front, fils du navigateur et peintre Marin-Marie, lui-même vitrailliste de talent, Otto Hahn, qui deviendra un sulfureux collaborateur de "L' Express", Touchard, garçon doué qui se destinait au roman et avec lequel j' ai traversé la France à pied, jusqu' à l' ermitage de Saint-Paul de Fenouillet, en pays Cathare.

Cabane, fils unique d' une vieille famille de Carcassonne, ami du grand poète, invalide de guerre, Joë Bousquet, était un " billettiste" d' exception. Dès qu'il se dressait pour entamer sa lecture avec un accent du Midi sur lequel il s' acharnait à plaquer des intonations "nappistes" ( Neuilly-Auteuil-Passy), nos rires devaient s' entendre dans le bureau du ministre de l' Intérieur tout proche. Cabane avait l' art de dénicher dans l' actualité de la semaine écoulée un détail du quotidien propre à lui permettre de balader un oeil goguenard et blasé sur le monde et la malheureuse condition humaine. C' était du Céline, en plus joyeux, où une langue volontairement académique se substituait aux expressions argotiques de "Mort à crédit". Cabane était le plus fort, et il était difficile de "passer" après lui. Dommage que personne n' ait alors songé à recueillir ses textes.

Le "billet" est un reflet de la personnalité qu' on devrait "travailler" dans les "ateliers d' écriture" qui naissent ici et là. Colin-Simard dévoilait l' esprit minutieux de l' historien, Saint-Front son goût pour la spiritualité artistique, Hahn l' espèce de nihilisme qui l' a poussé vers les peintres déconstructeurs, moi sans doute une nature entière, vouée aux chocs militants. L' exercice en tout cas révélait, dans cette atmosphère conviviale, derrière un humour parfois grinçant, de sensibles différences.
Cabane a fini par déménager pour un rez-de-chaussée dans le XVIème. La vie a emporté et dispersé les "billettistes".

Publié dans culture

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article