Henri Mahé à la trace
L' entre-deux-guerres a été riche en personnages hors du commun, comme si les rescapés d' une des plus sinistres boucheries de l' Histoire avaient cherché à rattraper dans la liberté et la révolte une jeunesse escamotée.
Henri Mahé a vécu ainsi, bien qu' il ait échappé de peu au "casse-pipe". Né en 1907 à Paris de parents bretons, il a grandi à la Mouff ', qui lui a enseigné l' argot des chiffonniers, puis, après un stage aux Beaux-Arts, enchainé avec un premier boulot : aide-comptable aux Galeries Lafayette. Pas longtemps. A 20 ans il s' instituait peintre attitré des cirques et des bordels, et louait une péniche sur la Seine, " La Malamoa ", vite devenue le rendez-vous à la mode d' arsouilles, qui avaient baptisé leur hôte "Riton-la-Barbouille ", et de leurs avocats, de chansonniers, de gadz'arts, de grandes gueules et de petites vertus.
Un soir de 1929, la journaliste Aimée Barancy est arrivée là, flanquée de l' actrice Nane Germon et d' un étrange docteur Destouches, plus âgé de 13 ans que Mahé, et qui allait devenir peu de temps après célèbre sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Le courant est passé aussitôt entre le beau gosse de la Mouff ' et l' écrivain potentiel (il a commencé la rédaction du "Voyage"). Mahé a accepté d' aller décorer la salle de bains de Céline, rue Lepic : une amitié naissait, qui n' a pas manqué de brouilles, suivies d' autant de réconciliations. Croisant les compères sur les pentes de Montmartre, Abel Gance les appelait "Verlaine et Rimbaud", sans plus d' identification.
Puis une période faste s' est offerte au peintre-décorateur "people". A son imagination étaient tour à tour livrés les murs du "31",bordel de luxe de la Cité d' Antin, des cinémas Rex, Elysée-Gaumont, Paramount-Capucines, du paquebot "Normandie", du prestigieux restaurant londonien "Quinto's", du night-club "Montyon", du Balajo, le temple du musette. Gance lui confiait les décors de quatre de ses films, son personnage apparaissait dans "Voyage au bout de la nuit", il obtenait le Prix Blumenthal réservé aux artistes-décorateurs, et se faisait construire un bateau à lui, "L' Enez Glaz".
La guerre et l' occupation n' ont pas ralenti cette activité multiforme. Mais ses "mauvaises fréquentations" lui ont valu quelque disgrâce à la Libération. Boudé, sinon "épuré", il est allé prendre du champ à Quimper où il a retrouvé la peinture de chevalet. En 1948 il était de retour dans la capitale, chargé cette fois de la "déco" du Moulin Rouge. Il a eu en 1949 le rare courage d' entreprendre le voyage du Danemark où étaient réfugiés Céline, le pestiféré, sa femme, Lucette Almanzor, et leur chat Bébert. Le but officiel était de peindre un portrait du maudit. Les retrouvailles ont de suite mal tourné, et il n' y a point eu finalement d' autre portrait que celui de Céline sur Mahé en 1952, dans " Féerie pour une autre fois"...
Ce dernier avait déjà récupéré son statut d' artiste bobo et d' écrivain mondain un peu voyou, auteur d' un roman sur le milieu, " Charonne's Hotel ", ami de Mistinguett, du colonel Rémy, le fondateur d' un réseau de renseignements gaulliste, et des familiers, aisément interlopes, des nuits parisiennes. Mahé est désormais fêté a Copenhague, à Mexico où il a peint une fresque à la gloire de Toulouse-Lautrec, publiant d' autre part deux volumes sur ses souvenirs, " La Brinquebale avec Céline ", et sa correspondance, " La Genèse de Céline ", lequel amnistié puis installé à Meudon, était alors mort depuis presque dix ans sans l' avoir revu.
A 68 ans, les gènes bretons de Mahé ont fini par l' emporter. Il s' est embarqué sur un " trois-mâts" pour le tour du monde. Il est mort à la première escale, New York.